Depuis que les humains jouent à des jeux les uns contre les autres, certains font tout pour gagner : bâtons contenant du liège, balles de baseball mouillées, ballons de football dégonflés ou drogues améliorant la performance, la liste n’en finit plus. La tricherie semble faire partie intégrante du sport.
Les sports électroniques et les jeux vidéo ne font pas exception à la règle.
Comme nous l’avons déjà mentionné dans un autre article, le secteur tant professionnel que récréatif des jeux vidéo génère plusieurs milliards de dollars et continue à croître chaque année. Comme dans n’importe quel secteur, les participants au secteur des jeux vidéo sont confrontés à une myriade d’enjeux juridiques, dont certains sont propres à ce secteur et d’autres sont aussi présents ailleurs. En raison de la croissance rapide du secteur, certaines parties cherchent par tous les moyens à composer avec ces enjeux juridiques qui prennent rapidement le devant de la scène.
Comme les sports et d’autres passe‑temps qui font l’objet de compétitions, les jeux vidéo continuent d’être aux prises avec le problème de la tricherie.
Qu’est‑ce que la tricherie dans les jeux vidéo?
La tricherie dans les jeux vidéo va bien au delà des codes de triche classiques. Dans les jeux tant professionnels qu’amicaux, les joueurs peuvent tricher en manipulant le résultat et en violant les règles de l’esprit sportif ou les conditions d’utilisation du jeu ou de la plateforme afin d’augmenter leurs chances de réussite. Dans les compétitions sportives électroniques, le moindre avantage peut faire la différence entre perdre et gagner des millions de dollars.
Dans les sports électroniques, l’un des types de tricherie principaux consiste à utiliser des logiciels ou du matériel qui confèrent aux joueurs qui y ont recours un avantage déloyal sur leurs adversaires. En voici quelques exemples :
- Logiciels de triche : Utilisation de logiciels non autorisés afin d’améliorer les résultats obtenus dans le jeu. Dans les jeux de tir à la première personne, les logiciels de triche peuvent, par exemple, permettre aux joueurs de voir à travers les murs (la « vision à travers les murs ») (wallhack), les aider à viser ou permettre à l’ordinateur de viser parfaitement pour leur compte (un « automate de visée ») (aim‑bot) et leur permettre de se déplacer à grande vitesse (speed hack).
- Par exemple, dans le jeu Counterstrike Go, les joueurs qui utilisent des automates de visée et la vision à travers les murs peuvent tuer instantanément d’autres joueurs à travers les murs et à des distances et sous des angles qui seraient impossibles s’ils n’avaient pas recours à la tricherie. Ils améliorent ainsi considérablement les résultats qu’ils obtiennent dans le jeu, ce qui leur permet de mieux se classer, d’accéder à des niveaux supérieurs et d’obtenir des récompenses plus élevées.
- Matériel de triche : En règle générale, les organisateurs de sports électroniques limitent le type de matériel que les joueurs peuvent apporter à un tournoi, y compris le matériel qui leur permet de programmer des macro‑commandes (afin d’accélérer la vitesse de saisie de courtes séquences de frappe et les déplacements de la souris).
- Dans les premières années des jeux sur console, les joueurs utilisaient des cartouches de triche pour injecter des codes de triche dans les jeux et obtenir ainsi des objets ou des avantages qui étaient par ailleurs impossibles à obtenir. Par exemple, les cartouches de triche de Gameboy étaient utilisées dans les jeux Pokémon pour permettre aux joueurs d’attraper des Pokémon qui étaient impossibles à obtenir dans la version non modifiée du jeu.
- De nos jours, des souris et des claviers de jeux spéciaux sont dotés de boutons de macro programmables qui permettent aux joueurs d’entrer des commandes à une vitesse surhumaine.
- Exploitation de bogues : La plupart des jeux comportent au moins quelques bogues ou failles. Le développeur pourrait ne pas être au courant de ces bogues ou pourrait en être au courant et être en train de les éliminer (processus qui peut souvent s’avérer lent). La plupart des jeux, des ligues sportives électroniques et des plateformes interdisent aux joueurs d’utiliser un bogue (ou même de manipuler les mécanismes du jeu) pour obtenir un avantage déloyal ou involontaire. Bien que l’utilisation involontaire d’un bogue soit permise, une fois le bogue découvert, les joueurs ne peuvent généralement plus s’en servir.
- Attaques en ligne : De nombreux jeux contiennent des modules en ligne (et certains jeux en mode solitaire nécessitent toujours une connexion Internet stable pour jouer) et, bien sûr, un grand nombre d’événements sportifs électroniques se déroulent en ligne sur un serveur de jeu officiel. Les attaques en ligne peuvent entraver le trafic Internet d’un jeu (ou d’une série de jeux d’une société) voire porter atteinte à la connexion Internet d’un joueur qui joue en mode solitaire. Par exemple, une attaque par déni de service distribué (DDoS) dirige une grande partie du trafic Internet vers la cible, ce qui cause un « décalage » (lag) dans le jeu et le rend souvent injouable. Les attaques en ligne sont presque toujours interdites et peuvent même violer les lois qui régissent la sécurité électronique d’un pays (ce sujet sort du cadre du présent article).
En règle générale, le joueur qui achète un jeu (ou le télécharge ou encore s’abonne à un service) doit accepter les modalités d’une convention d’octroi de licence d’utilisateur final, les conditions d’utilisation ou le code de conduite en ligne (souvent, les trois) avant de pouvoir jouer. Ces documents énoncent les modalités applicables à la façon dont le jeu doit être joué et interdisent souvent aux joueurs de tricher ou de modifier les mécanismes du jeu de manière à obtenir un avantage déloyal sur les autres joueurs.
Selon le jeu ou la plateforme, la tricherie passe souvent inaperçue (par exemple, les ligues professionnelles ne disposent pas nécessairement d’un organe directeur). Lorsqu’elle est détectée, la tricherie fait l’objet de mesures de contrôle souvent particulières, chaque jeu ou plateforme s’appuyant sur ses propres conditions d’utilisation et contrats privés. Trop souvent, les parties ont tout simplement du mal à contrôler la tricherie (ou à la contrôler de manière efficace), ce qui fait en sorte que les joueurs et les amateurs de jeux ont l’impression que le problème est ignoré.
Jusqu’à tout récemment, les parties ont rarement fait appel aux tribunaux pour obtenir de l’aide.
Jurisprudence récente en matière de tricherie dans les sports électroniques et les jeux vidéo
Bungie, Inc. v. Elite Boss Tech Incorporated[1]
Plus tôt cette année, le tribunal de district des États-Unis a rendu sa décision dans l’affaire Bungie, Inc. v. Elite Boss Tech Incorporated. Bungie alléguait que la défenderesse avait conçu un logiciel qui injectait un code non autorisé (un « code de triche ») dans le code protégé par un droit d’auteur de son jeu Destiny 2. Les codes de triche de la défenderesse avaient été téléchargés 6 765 fois.
Bungie a intenté une action en justice contre la défenderesse en alléguant que chaque téléchargement du code de triche constituait une violation indépendante des dispositions anti‑contournement de la Digital Millennium Copyright Act (la « DMCA »)[2], étant donné que chaque joueur devait « injecter » le code de triche dans le code protégé par un droit d’auteur du jeu de Bungie afin d’obtenir l’effet escompté de la tricherie. Les codes de triche contournaient les mesures technologiques que Bungie utilisait pour limiter et contrôler l’accès à ses logiciels et qu’elle avait conçues afin d’empêcher la tricherie. Ces codes avaient divers effets sur l’expérience de jeu de l’utilisateur (par exemple, en améliorant artificiellement sa visée).
Le tribunal a donné raison à Bungie et conclu que la défenderesse avait violé les dispositions anti‑contournement de la DMCA. Plus particulièrement, étant donné que le logiciel avait été téléchargé 6 765 fois et que chaque téléchargement constituait une violation indépendante, le tribunal a accordé des dommages‑intérêts totalisant 13 530 000 $ US. Il a aussi ordonné la destruction du logiciel.
Bungie, Inc, Ubisoft Entertainment and Ubisoft, Inc. v. Andrew Thorpe a/k/a Krypto, et al[3]
Dans le cadre d’une autre action intentée aux États‑Unis en 2021, Bungie, Inc., Ubisoft Entertainment and Ubisoft, Inc. v. Andrew Thorpe a/k/a Krypto, et al, les demanderesses, Bungie et Ubisoft, alléguaient que les défendeurs avaient distribué un logiciel malveillant conçu dans le but de permettre aux joueurs d’obtenir un avantage concurrentiel déloyal en jouant aux jeux Destiny 2 et Tom Clancy’s Rainbow Six: Siege, soit deux des jeux les plus populaires des demanderesses. Ce logiciel aidait les joueurs à obtenir des avantages en contrôlant la visée automatique des armes, en révélant la position de leurs adversaires et en leur fournissant des renseignements supplémentaires dans le jeu, ce qui n’aurait pas été possible sans avoir recours au logiciel. En outre, une fois injecté, le logiciel de triche exécutait des fonctionnalités qui permettaient au joueur de ne pas se faire détecter par les systèmes anti‑triche utilisés par les demanderesses. Les demanderesses ont indiqué qu’elles investissaient énormément de temps et de ressources afin de s’assurer qu’aucun joueur ne bénéficie d’un avantage déloyal. Par conséquent, si certains joueurs obtenaient de tels avantages en trichant, cela pourrait avoir des effets dévastateurs sur les communautés de jeux.
En outre, les demanderesses alléguaient que des produits comme ceux que les défendeurs développaient et distribuaient nuisaient non seulement à l’expérience de jeu, mais aussi à l’ensemble des activités qu’elles exerçaient et à leur réputation au sein de leurs communautés de joueurs respectives. Le succès des jeux des demanderesses dépend de la mesure dans laquelle ces jeux sont agréables et équitables pour tous les joueurs. Les tricheurs gâchent l’expérience de jeu. Les demanderesses ont fait valoir que leur succès dans le développement d’un jeu reposait en grande partie sur la mesure dans laquelle elles réussissaient à offrir une expérience cohérente et intéressante aux joueurs de sorte à susciter leur intérêt sur une longue période. Enfin, les demanderesses alléguaient que le logiciel des défendeurs violait expressément leur convention d’octroi de licence d’utilisation du logiciel et leur convention d’octroi de licence d’utilisateur final, ce qui constituait une ingérence intentionnelle dans les relations contractuelles. Le tribunal n’a pas encore rendu de décision dans cette affaire.
Litiges éventuels au Canada
Dans le sillage des affaires mentionnées ci‑dessus, le paysage juridique canadien est aussi susceptible de voir l’émergence de poursuites pour tricherie dans les jeux vidéo. Au Canada, la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. (1985), ch. C‑42, comporte une disposition pratiquement identique à celle qui figure dans la DMCA et prévoyant des dommages‑intérêts correspondants. En outre, des tribunaux canadiens ont conclu que, dans les cas où une partie concluait un contrat sans avoir l’intention de remplir les obligations qui lui incombaient (par exemple, lorsqu’un utilisateur savait qu’il avait l’intention de violer les conditions d’utilisation d’un jeu ou toute autre entente de ce type au moyen de la tricherie), il pourrait être justifié de reconnaître une telle personne coupable de fraude.[4] Les développeurs de jeux dont les jeux attirent un grand nombre de tricheurs et de développeurs de codes de triche pourraient très bien avoir le droit d’engager des poursuites pour violation des obligations contractuelles en common law, indépendamment des poursuites pour violation de la propriété intellectuelle.
Points à retenir
La tricherie dans les jeux vidéo compromet l’intégrité des jeux et mine la confiance du public dans le jeu et son développeur. Certains tribunaux ont conclu que cette perte de confiance pourrait se répercuter directement sur la valeur d’une société.
Bien que les développeurs de jeux vidéo s’efforcent constamment d’empêcher la tricherie dans leurs jeux et exigent que tous les joueurs reconnaissent que la tricherie est interdite, il se peut qu’il soit de plus en plus nécessaire de se tourner vers les tribunaux. Plus récemment, les tribunaux ont considéré que les affaires de tricherie dans les jeux vidéo relevaient du cadre « traditionnel » du droit contractuel et du droit de la propriété intellectuelle et ont accordé des dommages‑intérêts considérables relativement aux violations commises.
Pour vous tenir au courant des faits nouveaux sur le plan juridique survenus dans le secteur des jeux vidéo et de la tricherie dans les jeux vidéo, veuillez communiquer avec les auteurs, Josh Dial, Changhai Zhu, Riley Bender, Brenden Roberts, Jack Yuan et Jessie Dias.
Cet article a été traduit de l’anglais. Pour obtenir de plus amples renseignements ou du soutien en français, veuillez communiquer avec Scott Rozansky.
[1] Bungie, Inc. v. Elite Boss Tech Incorporated, 2:21-cv-01112-TL (W.D. Wash. 6 juillet 2022).
[2] Digital Millennium Copyright Act, 17 USC § 1201.
[3] Bungie, Inc, Ubisoft Entertainment and Ubisoft, Inc. v. Andrew Thorpe a/k/a Krypto, et al, 3:21-cv-05677-EMC (ND Cali. 23 juillet 2021).
[4] Voir, par exemple, Ma v. Nutriview Systems Inc., 2014 BCSC 725.