Dans l’affaire Law Society of Saskatchewan c. Abrametz, 2022 CSC 29 (l’affaire « Abrametz »), la Cour suprême du Canada a accueilli un appel de la décision de la Cour d’appel de la Saskatchewan de rejeter une procédure disciplinaire professionnelle pour abus de procédure. Ce faisant, la Cour suprême a confirmé les principes et les règles de droit relatifs aux délais dans les procédures administratives : un délai à lui seul ne constitue pas un abus de procédure, et un arrêt des procédures ne sera accordé que dans les cas les plus manifestes.
Contexte
En 2012, la Law Society of Saskatchewan (LSS) a procédé à une vérification des registres financiers de Maître Peter Abrametz après que des irrégularités apparentes dans l’utilisation d’un compte en fidéicommis lui ont été signalées par un collègue de M. Abrametz[1]. Le 9 janvier 2013, le comité d’audition de la LSS a rédigé un avis d’intention de suspension provisoire de M. Abrametz qui comportait sept chefs d’accusation[2]. M. Abrametz était à l’étranger à ce moment-là et l’avis lui a été signifié à son retour le 5 février 2013[3].
Le comité d’audition a entendu l’affaire du 17 au 19 mai 2017, les 9 et 10 août 2017 et le 29 septembre 2017[4]. La décision relative à la conduite professionnelle de M. Abrametz a été rendue le 10 janvier 2018 : le comité d’audition a déclaré M. Abrametz coupable de quatre des sept chefs d’accusation[5].
Le président du comité d’audition a tenté de fixer l’audience sur les pénalités en février 2018, mais n’a pas pu le faire en raison d’un conflit d’horaire. Le 22 mars 2018, l’audience sur les pénalités a été fixée aux 5 et 6 juin 2018, puis elle a été reportée au 3 août 2018.
M. Abrametz a déposé une demande d’arrêt des procédures en raison du délai, invoquant l’article 11(b) de la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte »); une perte de compétence occasionnée par la longueur des procédures (en vertu de The Legal Profession Act, 1990, de la Saskatchewan, maintenant abrogée[6]); et une violation de la justice naturelle et de l’équité procédurale entraînant un abus de procédure[7].
La demande a été entendue le 18 septembre 2018 et une décision a été rendue le 9 novembre 2018. Dans sa décision, le comité d’audition a conclu que M. Abrametz n’avait pas perdu sa compétence, que ni l’article 7 ni l’article 11 de la Charten’étaient applicables en l’espèce et que le délai n’avait pas enfreint les principes d’équité ou de justice naturelle[8].
Cadre pertinent régissant les délais
L’affaire principale relative aux délais excessifs dans le contexte de l’équité procédurale et de l’abus de procédure est Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission)[9], dans laquelle la Cour a établi une approche stricte en matière de délai dans les procédures administratives : le délai à lui seul ne justifie pas une suspension de la procédure pour abus de procédure[10].
L’appel devant la Cour d’appel de la Saskatchewan
M. Abrametz a interjeté appel de la déclaration de culpabilité et de la décision relative à la peine auprès de la Cour d’appel de la Saskatchewan (la « CAS »), conformément à l’article 56(1) de la LPA, 1990. Bien que M. Abrametz ait identifié cinq motifs d’appel, la CAS a jugé que [traduction libre] « cet appel tournait principalement autour d’un seul de ces motifs, à savoir que le comité d’audition a commis une erreur lorsque, dans sa décision du 9 novembre 2018, il a rejeté la demande d’arrêt des procédures présentée par M. Abrametz en raison d’un délai excessif constituant un abus de procédure[11] ».
La CAS a accueilli le pourvoi en partie : elle a suspendu la procédure de la LSS et annulé l’amende imposée et les dépens accordés, mais elle a maintenu les conclusions de faute professionnelle[12]. La CAS a justifié sa décision en nommant deux raisons. Premièrement, elle a reconnu que l’arrêt Blencoe fixe un seuil élevé pour invoquer un abus de procédure pour le seul motif d’un délai[13]. Bien que la CAS ait estimé que les faits dans cette affaire montraient que M. Abrametz était coupable d’un certain degré de faute, la conduite de la LSS racontait [traduction libre] « une histoire troublante et décevante au sujet d’un organisme de réglementation qui devrait, compte tenu de son mandat, de ses ressources et de sa composition, être un modèle pour les autres[14] ».
La deuxième raison est ce que la CAS a appelé [traduction libre] « les effets insidieux des délais dans les procédures judiciaires et administratives[15] ». Dans son analyse, la CAS s’est référée aux commentaires du juge LeBel dans l’affaire Blencoe, dissident en partie, qui a dit que les délais inutiles étaient « contraires à une société libre et équitable » et qu’il s’agit d’un « problème qu’il faut régler pour assurer le maintien d’un système de justice efficace et digne de la confiance des Canadiens et des Canadiennes[16] ». La CAS a noté que ce commentaire a été cité avec approbation par les cours d’appel de tout le pays, ainsi que par la Cour suprême du Canada[17].
La CAS a poursuivi en soulignant ce qu’elle interprète comme un changement de jurisprudence, [traduction libre] « tirant la sonnette d’alarme quant à la nécessité d’une justice rapide dans les affaires civiles pour protéger la règle de droit[18] ». Il est intéressant de noter que la CAS cite l’affaire R c. Jordan[19], une affaire pénale qui a confirmé le droit à un procès dans un délai raisonnable et imposé un plafond aux délais de procédure en matière pénale. La CAS estime que ces affaires démontrent [traduction libre] « une évolution dans la compréhension par la Cour suprême de l’impact des délais dans l’administration de la justice et de la nécessité d’y remédier[20] ». La CAS souligne que les organes administratifs tranchent sur des sujets de grande importance, et pose donc la question suivante : [traduction libre] « Pourquoi devrait-on exiger moins des décideurs administratifs que des tribunaux?[21] ».
L’appel devant la Cour suprême du Canada
La LSS a fait appel de la décision rendue dans l’affaire Abrametz devant la Cour suprême du Canada (CSC), qui a publié ses motifs le 8 juillet 2022. En accueillant l’appel, la CSC, dans une décision majoritaire (8 contre 1), a conclu que la CAS avait commis une erreur en n’appliquant pas correctement la norme de contrôle[22]. Aucune erreur manifeste et prépondérante ne justifiait la décision de la Cour d’appel de contredire les conclusions du comité d’audition ou de substituer son propre point de vue en concluant à un « préjudice important causé au membre »[23].
En bref, la CSC a conclu que « [m]algré le fait que les actions du Barreau n’étaient pas irréprochables, le délai n’était pas excessif. Il n’y a pas eu abus de procédure[24] ».
En arrivant à ces conclusions, la CSC a reconfirmé sa position dans l’affaire Blencoe : un délai peut constituer un abus de procédure dans deux situations :
(1) « l’équité de l’audience peut être compromise lorsque le délai en cause nuit à la capacité d’une partie de répondre à la plainte portée contre elle, ou
(2) même dans les cas où il n’y a pas d’atteinte à l’équité de l’audience, il peut y avoir abus de procédure si un préjudice important a été causé en raison d’un délai excessif[25] ».
La CSC a reconfirmé une approche stricte concernant l’octroi d’un arrêt des procédures lorsqu’un abus de procédure est constaté, qualifiant l’arrêt d’« ultime réparation », qui ne devrait être accordé que « dans les cas les plus manifestes »[26]. La CSC a en outre estimé que les cours et tribunaux inférieurs devraient envisager d’autres recours lorsque cette condition n’est pas remplie[27]. Autrement dit :
« En présence d’une instance qui a donné lieu à un abus de procédure, le tribunal judiciaire ou administratif doit se poser la question à savoir si continuer les procédures serait plus préjudiciable à l’intérêt public que les arrêter de façon permanente. Si la réponse est oui, l’arrêt des procédures devrait être ordonné. Dans le cas contraire, la demande d’arrêt des procédures devrait être rejetée[28] ».
Il convient de noter la dissidence exprimée avec vigueur par la juge Côté, qui critique la décision de la majorité, soutenant qu’un délai excessif constitue en soi un abus de procédure et que le délai « a largement dépassé le temps intrinsèquement requis par cette affaire » [29], constituant ainsi un abus de procédure. À l’opposé de la position de la majorité, la juge Côté plaide en faveur d’une « approche fondée sur les principes », évidente dans la jurisprudence existante, qui a permis à la CAS d’en arriver à sa décision[30].
Ce qu’il faut retenir
La Cour d’appel de la Saskatchewan a tenté de faire faire à l’arrêt Blencoe [traduction libre] « un pas en avant »[31] dans le but de mieux servir toutes les parties impliquées dans le processus administratif. Toutefois, la Cour suprême du Canada a ramené la jurisprudence concernant les délais dans les procédures administratives à un seuil élevé que les demandeurs potentiels doivent franchir. Le délai, à lui seul, ne constituera pas un abus de procédure, et la suspension des procédures, en tant que recours, ne sera disponible que dans les cas les plus manifestes.
Plusieurs questions subsistent. Y a-t-il une limite au nombre d’années pendant lesquelles une procédure administrative peut se poursuivre avant que l’équité soit compromise? Si le délai dans l’affaire Abrametz n’était pas démesuré et que le préjudice n’était pas « important », quelle doit être la gravité de ces facteurs pour franchir le seuil? La Cour suprême semble également accepter que même lorsqu’il y a un délai démesuré et un préjudice important qui en découle, les tribunaux administratifs n’ont pas à conclure à un abus de procédure à moins que le tout ait été « manifestement injuste »[32], et ce, en dépit du fait que, comme l’indique la juge Côté, la Cour a reconnu dans l’arrêt Blencoe qu’un délai excessif constitue en soi un manquement à l’obligation d’équité.
Cette décision aura certainement des répercussions sur les tribunaux administratifs, en particulier les audiences disciplinaires professionnelles, dans lesquelles il existe déjà une disparité importante des ressources. De plus, avec une majorité aussi forte, il est peu probable que l’on s’écarte d’une interprétation stricte de Blencoe dans un avenir proche.
Pour obtenir de plus amples renseignements, veuillez communiquer avec l’un des membres de notre équipe nationale, à savoir Michael Sestito, Dina Awad, Alexandre Boileau, Mélanie Power, Kate Millar ou Katherine Martin.
Cet article a été traduit de l’anglais. Pour obtenir de plus amples renseignements ou du soutien en français, veuillez communiquer avec Dina Awad.
[1] Abrametz v Law Society of Saskatchewan, 2020 SKCA 81 [Abrametz, 2020 SKCA 81], paragraphe 12.
[2] Ibid., paragraphe 13.
[3] Ibid., paragraphe 13.
[4] Ibid., paragraphe 42.
[5] Ibid., paragraphes 44-50.
[6] SS 1990-91, c L-10.1 [LPA, 1990].
[7] Abrametz, 2020 SKCA 81, paragraphe 52.
[8] Ibid., paragraphes 55-56.
[9] Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44 [Blencoe, 2000 CSC 44].
[10] Ibid., paragraphe 101.
[11] Abrametz, 2020 SKCA 81, paragraphe 69.
[12] Ibid., paragraphe 217.
[13] Ibid., paragraphe 4.
[14] Ibid., paragraphe 5.
[15] Ibid., paragraphe 6.
[16] Blencoe, 2000 CSC 44, paragraphe 140.
[17] Abrametz, 2020 SKCA 81, paragraphe 7.
[18] Ibid., paragraphe 8, citant Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7.
[19] R. v. Jordan, 2016 SCC 27.
[20] Abrametz, 2020 SKCA 81, paragraphe 8.
[21] Ibid., paragraphe 9.
[22] Law Society of Saskatchewan c. Abrametz, 2022 CSC 29 [Abrametz, 2022 CSC 29], paragraphe 1.
[23] Ibid.
[24] Ibid.
[25] Ibid., paragraphe 3.
[26] Ibid., paragraphe 6.
[27] Ibid., paragraphe 7.
[28] Ibid., paragraphe 6.
[29] Ibid., paragraphe 17.
[30] Ibid., paragraphe 15.
[31] Abrametz, 2020 SKCA 81, paragraphe 10.
[32] Abrametz, 2022 CSC 29, paragraphe 4.