La Cour suprême du Canada a rendu sa décision dans l’affaire Hansman c. Neufeld, une décision très attendue dans laquelle elle interprète la loi anti‑SLAPP[1] de la Colombie-Britannique et qui alimente le débat sur la façon dont on met en balance l’intérêt public et la liberté d’expression.
Contexte
Barry Neufeld, qui alors était un conseiller scolaire du conseil des écoles publiques de Chilliwack, en Colombie‑Britannique, a publié des messages en ligne dans lesquels il critiquait une initiative du gouvernement provincial visant à doter les enseignants d’outils leur permettant d’instruire les élèves sur l’identité de genre et l’orientation sexuelle. Les messages controversés de M. Neufeld ont attiré l’attention de Glen Hansman, enseignant et ancien président de la – La Fédération des enseignantes et enseignants de la Colombie-Britannique (FECB), un grand syndicat d’enseignants de la province. M. Hansman a fait des déclarations aux médias dans lesquelles il qualifiait les opinions de M. Neufeld de sectaires et transphobes, et remettait en question l’aptitude de M. Neufeld à occuper une charge élective, par suite de quoi M. Neufeld a intenté une action en diffamation.
Procédures anti-SLAPP
M. Hansman a répondu en demandant au tribunal de rejeter la poursuite pour diffamation au motif qu’elle constituait une « poursuite stratégique contre la mobilisation publique » (aussi appelée « poursuite‑bâillon » ou « SLAPP ») au sens de la Protection of Public Participation Act (« PPPA ») de la Colombie‑Britannique, une loi que la province, à l’instar d’autres provinces et territoires canadiens, a adoptée afin d’empêcher le recours aux tribunaux pour étouffer le discours public. La PPPA de la Colombie-Britannique exige notamment que les tribunaux rejettent les actions où l’intérêt public à protéger la liberté d’expression d’un défendeur l’emporte sur l’intérêt public à remédier au préjudice causé au demandeur, et ce, quel que soit le bien-fondé de l’affaire. Si M. Hansman réussissait à faire reconnaître que l’action en diffamation de M. Neufeld constituait une poursuite-bâillon, celle-ci serait rejetée sans autre considération.
Le tribunal de première instance donne raison à M. Hansman
La demande de M. Hansman visant à contester la SLAPP a été accueillie en première instance. En réponse à cette dernière, M. Neufeld avait le fardeau, en vertu de la PPPA, de démontrer que M. Hansman n’avait pas de défense valable dans l’instance. M. Hansman a invoqué la défense de « commentaire loyal », une défense commune face aux actions en diffamation dans lesquelles le présumé diffamateur soutient que son message constituait une véritable opinion sur une question d’intérêt public[2]. Le juge de première instance a conclu que M. Hansman avait une défense valable de commentaire loyal et que, indépendamment de la défense de commentaire loyal, l’intérêt public favorisait la position de M. Hansman. M. Neufeld n’avait [traduction] « présenté presque aucune preuve du dommages-intérêtsqu’il avait subi » par suite des déclarations aux médias de M. Hansman, de sorte que, de l’avis du juge, l’action en diffamation de M. Neufeld étoufferait sans raison les droits d’expression de M. Hansman. Le juge a accueilli la demande de M. Hansman et a rejeté l’action en diffamation de M. Neufeld.
La cour d’appel tranche en faveur de M. Neufeld
La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a toutefois infirmé cette décision et rétabli l’action en diffamation de M. Neufeld. La Cour a critiqué la décision du juge de première instance selon laquelle M. Hansman pouvait se prévaloir de la défense de commentaire loyal, car cette défense exige que les commentaires soient fondés sur des faits et la Cour d’appel a estimé qu’il y avait lieu de remettre en question le fondement factuel de certaines des déclarations de M. Hansman. Plus important encore, la Cour d’appel a conclu que le tribunal de première instance avait commis une erreur dans son évaluation de l’intérêt public, au motif qu’il existe une présomption de dommages-intérêts en diffamation et que les déclarations de M. Hansman, peu importe le bien‐fondé de sa défense, constituaient un « affront diffamatoire ».
La Cour suprême du Canada donne raison à M. Hansman
La Cour suprême du Canada (la « CSC »), dans une décision à 6 contre 1[3], a rétabli la décision du tribunal de première instance et rejeté l’action en diffamation de M. Neufeld.
La Cour s’est penchée sur deux points : l’évaluation de l’intérêt public et la validité de la défense de commentaire loyal en cas de diffamation. La juge Karakatsanis, s’exprimant au nom de la majorité, a conclu que la Cour d’appel avait commis une erreur sur les deux points.
En ce qui concerne l’évaluation de l’intérêt public (qui est le point le plus important), la Cour a examiné attentivement le libellé de la PPPA. L’alinéa 4(2)(b), qui obligeait M. Neufeld, en réponse à la demande de M. Hansman visant à faire déclarer que sa réclamation constitue une poursuite stratégique contre la mobilisation publique (SLAPP), à établir que l’intérêt public dans la poursuite de l’instance l’emporte sur les « effets préjudiciables [de l’instance] à la liberté d’expression et à la participation aux affaires publiques ». Cet exercice d’évaluation s’appuie sur la décision de la CSC dans l’affaire 1704604 Ontario Ltd. c. Pointes Protection Association (ci-après l’arrêt Pointes)[4], qui a identifié une série de facteurs qui peuvent aider les juges à entreprendre l’exercice d’évaluation, dont l’importance de l’expression, la relation personnelle des parties, le résumé des litiges passés entre les parties, les ressources mises à contribution par chaque partie dans la poursuite et la perspective que l’expression soit à l’origine d’hostilité à l’endroit d’un groupe protégé par l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés.
La Cour suprême a noté que la Cour d’appel avait accordé une importance particulière à l’effet « paralysant » potentiel pour la liberté d’expression si le recours en diffamation n’était pas disponible pour les personnes qui seraient par la suite critiquées pour avoir exprimé leur opinion personnelle. Pour la Cour d’appel, cet effet « dissuasif » découlant de l’incapacité d’intenter une action était un intérêt opposé qui devait être soupesé par rapport à l’intérêt de la liberté d’expression du défendeur.
La CSC a déterminé qu’il s’agissait d’une erreur cruciale dans l’analyse de la Cour d’appel. Elle a conclu que l’effet paralysant se produit dans l’autre sens – ce n’est pas l’incapacité de ceux qui sont dans la situation de M. Neufeld de poursuivre quiconque critique leur expression qui est préoccupante, mais plutôt la capacité de ceux qui sont dans la situation de M. Neufeld d’engager une action pour étouffer la critique de leur propre expression. La Cour a estimé que cela était particulièrement vrai dans le cas présent, où M. Hansman défendait un groupe vulnérable par ses déclarations. La CSC a déterminé que la protection de ce groupe vulnérable, les personnes 2SLGBTQ+, méritait une protection particulière dans le discours public.
La juge Côté est dissidente
Démontrant sa volonté d’analyser d’un œil critique les décisions de ses collègues et de s’y opposer, la juge Côté a exprimé sa dissidence. Selon elle, le discours public, qui par nature peut être à la fois une confrontation et un exercice des droits fondamentaux, peut se prêter à l’utilisation d’un langage intempestif visant à discréditer ses adversaires. Elle souligne que la liberté d’expression, si fondamentale soit-elle, ne protège pas ce genre de langage s’il porte atteinte injustement à la réputation d’une personne – c’est l’origine du délit de diffamation. La poursuite pour diffamation elle‐même est le moyen par lequel un tribunal doit soupeser la liberté d’expression et les atteintes à la réputation.
La juge Côté attire l’attention sur la conclusion des juges majoritaires selon laquelle, en vertu de la PPPA, la question de l’intérêt public et la question du bien‐fondé de la demande sont traitées en tandem. Elle fait remarquer que, selon l’arrêt Pointes, les considérations d’intérêt public ne sont en jeu que si le demandeur réussit à franchir l’étape du bien-fondé. En examinant la décision de la Cour d’appel, la juge Côté a conclu qu’il y avait des motifs de croire que M. Hansman pourrait ne pas avoir accès à la défense de commentaire loyal pour toutes ses déclarations et que le préjudice potentiel pour M. Neufeld est grave. Les propos de la juge Côté restent timides, et c’est ce qu’elle fait valoir : l’action en diffamation n’a pas été entendue en cour (et ne le sera pas par suite de l’arrêt de la CSC). Le bien-fondé ultime de la réclamation de M. Neufeld ne sera jamais examiné.
Enfin, selon la juge Côté, l’exercice d’évaluation de l’intérêt public mené par la majorité est erroné. Elle ne trouve aucune jurisprudence à l’appui de la proposition selon laquelle l’égalité, qui préoccupe la majorité, « est l’une des valeurs opposées en jeu sous le régime d’une loi visant à décourager les poursuites‑bâillons », mais la protection de la réputation et des droits à l’expression d’une personne le sont.
Commentaire
L’affaire Hansman c. Neufeld ne sera pas la dernière affaire portant sur l’équilibre entre l’intérêt public et la liberté d’expression et sur la question d’empêcher les actions stratégiques sur laquelle la CSC sera appelée à se pencher. De tous les juges qui ont examiné l’affaire, sept ont conclu que M. Hansman assumait le risque le plus élevé de diminution des droits d’expression, mais quatre ont apparemment tiré la conclusion contraire. Si l’on rapproche l’arrêt Pointes de la décision de la majorité dans l’affaire Hansman, la bonne façon de procéder à l’exercice de mise en balance n’est pas claire.
Le présent texte est la traduction d’un billet rédigé en anglais par Brandon Barnes Trickett et Laurie Livingstone.
[1] Poursuites stratégiques contre la mobilisation publique (strategic lawsuits against public participation ou SLAPP en anglais)
[2] Le critère à appliquer pour invoquer la défense de commentaire loyal a été établi par la Cour suprême du Canada dans WIC Radio Ltd. c. Simpson, 2008 CSC 40. Cette décision a été invoquée par M. Hansman dans la présente affaire.
[3] Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Rowe, Martin, Jamal et O’Bonsawin, pour la majorité; la juge Côté est dissidente.
[4] 2020 CSC 22